Depuis 2005, l’artothèque de Pessac invite chaque année un artiste dans le cadre d’une création d’exposition soutenue par la DRAC Nouvelle-Aquitaine.
Après Stéphane Couturier, Abdelkader Benchamma, Philippe Fangeaux, Laurent Le Deunff, Cédric Couturier, Laurent Sfar, Joachim Schmid, Detanico & Lain, Pierre Labat, Sébastien Vonier, Hippolyte Hentgen, Julien Nédélec, Guillaume Pinard, Chourouk Hriech, Estelle Deschamp, Ladislas Combeuil, l’artothèque a le plaisir d’accueillir Jeanne Tzaut en 2021.
« Prélever des formes géométriques, rejouer des problématiques propres à la modernité artistique tout en déjouant certains de ses préceptes, voici le champ d’exploration de Jeanne Tzaut. Utilisant le langage de la sculpture minimale et de la peinture abstraite, elle emprunte, prend appui et cite le vocabulaire de l’architecture et du design pour en interroger les fondements : comment la peinture aborde l’architecture ? Comment un motif structure un espace ? Comment jouer sur la perception d’une forme ? Jouant avec de multiples identités artistiques, Jeanne Tzaut devient, à la fois, exploratrice, maçonne, illusionniste, paysagiste afin d’interroger sa pratique à travers le bâti et les éléments de construction. »
Marianne Derrien, « Hyperréalités géométriques », 2017 (extrait) – Commande du Réseau documents d’artistes et Documents d’artistes Nouvelle-Aquitaine
Jeanne Tzaut a récemment participé aux expositions « Voyons Voir » dans le Cher, « Desperanto » à Bordeaux, à une commande publique dans les Pyrénées-Atlantiques dans le cadre de « L’art dans l’espace public » et travaille actuellement sur un 1% artistique pour le CFA de Lagord (17).
L’exposition de Jeanne Tzaut à l’artothèque s’organise autour d’une installation picturale dans laquelle des matériaux, des formes et des espaces se retrouvent étirés, déplacés, mis en équilibre. À travers plusieurs saynètes l’artiste propose ici différentes vues possibles d’un monde en perpétuel mouvement.
L’observé-recomposé en milieu urbain
Y a t-il objet plus difficile à saisir aujourd’hui que la ville ? Y a t-il sujet plus impliqué, échaudé maintes fois, que l’humain créateur et habitant de la ville ? Parler de ville est depuis longtemps impropre si on n’y ajoute pas le fait urbain, majoritaire à l’échelle mondiale, réalité pour les quatre cinquièmes d’entre nous en Europe. Celui-ci a dépassé la notion de ville dans sa distinction d’un autre type de territoire, qu’il englobe de sa prolifération. Tantôt vu comme un organisme tentaculaire et sans limite, oublieux de faire de l’espace traversé un espace vécu, tantôt perçu comme un caractère propre de notre anthropologie, apte à se métamorphoser sans fin, le fait urbain est plus que jamais l’objet d’une attraction-répulsion. C’est qu’il est au fondement de notre relation au temps et à l’espace, la géographie de nos vies et le creuset de nos rapports sociaux.
Dans le premier chapitre de Poétique de la ville, Pierre Sansot écrit que pour observer ce qu’est le milieu urbain, on peut prendre soit le parti du sujet, l’humain qui la façonne et la vit, soit celui de l’objet vécu. Les deux entrées sont parfaitement valables mais, selon lui, la ville est faite d’une accumulation d’hiers, d’habitudes, de construits antérieurs, qu’il appelle « gestes » ou « démarches » pour en garder la dimension collective. Cela constitue des lieux singuliers, ancrés, habités, plantés dans le temps long. « Une ville fluide, uniforme, composée de relations indéfiniment variables constitue un rêve ou, peut-être, un cauchemar. » Aussi pense-t-il que l’approche objectale est la plus pertinente, car c’est bien l’homme qui créé l’objet intéressant notre regard, notre compréhension. « Une approche objectale de la ville respecte mieux le décor urbain. A l’intérieur de cette approche, on distinguera une saisie subjective et une saisie plus proprement objective. La seconde décrira la structure qui organise entre eux les éléments d’un lieu. La première ne nous rejettera jamais du côté d’un sujet enfermé en lui-même, elle continuera à balayer d’une certaine façon l’espace urbain. » (1) Il s’agirait donc d’opter pour une démarche qui parte bien des lieux, croisés de manière fugace ou pratiqués au quotidien, pour aller vers nos manières d’être.
Elle doit aussi prendre acte de l’aspect morcelé, éclaté de la ville contemporaine – passée de la tradition à la modernité, remise en cause par la post-modernité, secouée par les enjeux actuels et contradictoires. Le travail d’observation présuppose une sorte de dialectique ; se déplacer sans compter certes, mais savoir se poser pour sentir les choses. C’est la fameuse remarque d’André Breton à propos de ses périples : « Les pas perdus ?, mais il n’y en a pas » (2). Elle souligne le perpétuel retour du sur-prenant, y compris dans une ville connue, des signes vus ailleurs, par-delà l’habitude de formes, de comportements, de typologies. Thierry Paquot décrit ses itinéraires fréquents, les modifications de l’urbain qu’il traverse et s’interroge sur la qualification de cet ensemble. « Et je me surprends à les apprécier sans établir une quelconque échelle de leurs valeurs esthétiques. Comme si chaque modification indépendante d’une autre se suffisait à elle-même et faisait corps avec un ensemble disparate mais néanmoins uni. Sont-ce les formes qui en changeant modifient ma perception, ou bien dessinent-elles un ailleurs, un autre part. Cet autre part est à dire vrai un à côté. » Il ajoute : « Mais côté a surtout à voir avec les territoires et leurs imaginaires (…) non point pour localiser ou orienter mais afin de mettre en relation. » (3)
D’un point de vue plastique, pointer ce lien engage deux choses essentielles. La qualité du regard, au sens d’une culture du regard telle que l’aborde Pierre-Louis Falloci dans son travail, faisant référence pour sa pratique à l’image fixe et l’image mouvement. (4) Cette notion du « voir », du « composé le re-gardé », il la rend nécessaire pour les faiseurs de la ville, mais elle vaut certainement bien au-delà. Et pour qui voudrait élaborer avec cette réalité fragmentée et mouvante, autant faire assaut de liberté pour mettre en exergue des arrangements parfois inattendus. A ce titre, on pense au parcours d’Ettore Sottsass, à ce qui le mènera à l’aventure foisonnante et joyeuse du Groupe Memphis. Lui qui envisageait son exercice comme un mouvement libre, où l’expérience de la vie a joué un rôle premier. (5)
C’est avec ces idées éparses à l’esprit que l’on voudrait comprendre le titre de l’exposition de Jeanne Tzaut. Apnée en récursivité : invitation à s’immerger dans une séquence, pour faire revenir dans l’objet même du travail, par la répétition du semblable toujours différent, la nature de l’observé-recomposé.
Gunther Ludwig
Formé en économie, histoire et histoire de l’art, G. Ludwig mène une activité d’écriture et de commissariat, avec une attention particulière pour la fabrique de la ville, son urbanité, et pour les enjeux des humanités environnementales (socio-économiques, environnementaux, politiques). Il enseigne l’histoire/théorie de l’art à l’ÉSAD Orléans. Administrateur de devenir.art, réseau des arts visuels en Centre-Val de Loire, il est membre de l’association C-E-A Commissaires d’exposition associés.
1 – P. Sansot, Poétique de la Ville, Petite bibliothèque Payot, 2004
2 – A. Breton, Nadja (1928), Folio Gallimard, 1972
3 – T. Paquot, Un philosophe en ville, Infolio éditions, 2011
4 – « Voir », conférence de P.-L. Falloci, les mini PA, Ed. du Pavillon de l’Arsenal, 1996
5 – Ettore Sottsass Jr ’60-’70, Editions HYX collection FRAC Centre, 2006