À l’occasion de son exposition personnelle Spectres, nous avons le grand plaisir d’accueillir Nina Laisné dont nous soutenons le travail depuis sa sortie de l’EBABX en 2009 et suivons les extraordinaires chemins que son œuvre a pris depuis lors.
L’artiste y présente un corpus d’œuvres mêlant vidéo, installation, dessin, gravure ainsi qu’une œuvre créée spécifiquement pour l’exposition, Vou esperar a lua voltar, déclinant à sa façon les thèmes de la falsification et de l’imposture.
Le travail polysémique de Nina Laisné se situe entre photographie, mise en scène vidéo et pratique musicale, proposant des œuvres troublantes empreintes d’une certaine étrangeté. Elle s’intéresse aux identités marginales qui évoluent dans l’ombre de l’Histoire officielle mais aussi aux traditions orales lorsqu’elles sont exposées au déracinement et au croisement.
Plus d’informations www.ninalaisne.com
Spectres
La maîtrise de la mise en scène est ce qui éclate à l’œil et au corps quand on pénètre dans l’espace de l’artothèque repensé par Nina Laisné. Comme à son habitude l’artiste, précise et exigeante, s’amuse avec ce qui est visible et ce qui doit être deviné ; sublime ce que l’on croit être et ce qu’elle aime à nous faire penser.
Pour sa première exposition monographique à Pessac, Nina Laisné convie avec Spectres à une redécouverte des lieux avec la même générosité et le même raffinement que lorsqu’elle élabore et façonne ses œuvres. Tout a une place, les pièces dialoguent entre elles et se répondent. La musique et les voix ne peuvent être loin, elles conditionnent la première salle. Dors mon enfant, clos ta paupière… les mots de cette berceuse oubliée accompagnent, ancrent une narration face à chacune des œuvres qui se dévoilent au fur et à mesure du cheminement scénographique de l’exposition. Les liens apparaissent comme autant de possibles et d’interactions.
L’artiste fonde toujours ses récits à partir de recherches au sein d’archives historiques et de créations musicales. Elle brode l’exposition comme elle le fait dans ses œuvres, autour de mythes et de personnalités troubles et fascinantes dont les inventions deviennent vérités. Les protagonistes des deux films L’air des infortunés et Mourn, O Nature! — pièces centrales de l’exposition — ont en commun d’être des figures à la vie vertigineusement romanesque.
L’air des infortunés capte les premières attentions du visiteur et sert d’incipit à l’exposition. Il pose les toiles de fond, révèle objets et personnages ainsi que les double-jeux. Ainsi apparaissent les intrigues de l’usurpateur Karl Wilhelm Naundorff, horloger prussien parti en quête en 1810 de son passé royal habilement échafaudé. Il s’enferma dans les mensonges qu’il construisit et auxquels il finit par croire. Fascination, envoutement populaire pour des « héros » et leurs réalités qui se perdent dans les fantaisies. Je retrouve dans cet intérêt de l’artiste une balance entre la joie et la mélancolie d’être à la fois soi et un autre, la transformation, les mutations des êtres et des récits, la magie d’une existence de l’entre-deux, à la fois profonde et cosmétique, sensible, émouvante et stratégique. À l’image de Michael Jackson inspirateur du film réalisé avec François Chaignaud. Jackson, pop star adulée planétairement qui passa une majorité de sa vie à essayer d’être autre.
Sous le regard de Méphistophélès, chantre de la métamorphose, le doute reste raffiné, homme-femme, héroïnes androgynes comme La Tarara ou l’interprète d’En présence (piedad silenciosa)1 qui étaient déjà les devancières adelphes des personnages qui grandissent dans ses dernières créations. J’aime fort que l’artiste m’emmène intelligemment à ces endroits, et ce depuis longtemps.
Nina Laisné est une artiste du détail : le pli sur un col de chemise immaculée, le velours ras et bistré d’un coussin, des boiseries rudes ou travaillées, une grotte naturelle aux couleurs surnaturelles, des figurants affairés dans des coulisses organisées, l’orfèvre beauté du bel ouvrage d’un artisan horloger… Combinées aux images, ses compositions sonores sont délicates et écrites avec justesse. La musique sous-tend les instants précurseurs de la bascule, du drame, d’une rupture scénaristique tandis que la lumière devient le fil qui dévoile les secrets.
Lorsque la vie réelle est plus aventureuse et plus fantaisiste qu’une fiction, Nina Laisné s’en empare et développe des œuvres aux faces multiples. Ses créations sont fertiles, complexes et construites suivant des morceaux d’histoires véritables et inventées, adjointes de poésies et de mystères qui embrassent et embrasent l’ensemble.
La manière précise de travailler, de faire ses choix, se retrouve également dans la sélection d’un papier ancien pour dessin aquarellé aussi bien que dans le secret d’une musique vouée à rester muette, emprisonnée dans le mécanisme d’un automate à l’arrêt2. Je pense aussi aux premières photographies de l’artiste (dont une est en collection artothèque) qui portaient déjà les fondements de son travail, quand la mise en scène photographique appelle le cinéma et que le cinéma annonce les spectacles.
Dans sa dernière œuvre produite pour l’exposition Vou esperar a lua voltar, Nina Laisné cible à travers une ode à la lune et aux répertoires musicaux des résistances, les violences des politiques hégémoniques. L’artiste pointe plus particulièrement la culpabilité méconnue de la France dans la colonisation du Brésil. L’ensemble de linogravures dont la couleur sang est celle du bois-brésil3 reprend des paroles de capoeira autrefois chantées par les esclaves d’origine angolaise. Ils récoltaient le bois précieux en fonction des cycles de la lune pour les étoffes des riches européens et la fabrication des meilleurs archers au monde. Le poème retranscrit apparait et disparait selon les vagues qui recouvrent les mots par capillarité.
La valeur politique et engagée du travail de Nina Laisné est subtilement et invariablement amené, de l’évocation des questions de genre aux dérives religieuses (Karl Wilhelm Naundorff n’a-t-il pas créé lui aussi une religion au milieu de sa vie ?…), des guerres et oppressions colonialistes aux révoltes du Peuple au cours des siècles. Même si les revendications ne sont pas frontales, chaque œuvre, présentée dans Spectres, porte une lecture politique et permet de poser une pensée sociale. J’ai évidemment une affection solide pour ce travail et pour cet idéalisme auquel nous devons croire : œuvrer et lutter afin que l’Art reste un endroit de la construction commune, d’une attention sur la vie, les sociétés, le vivant et les humanités.
Émilie Flory*, Paris, avril 2024